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Le destin d'un dessin

 

On connait le mythe de l’artiste qui a des visions et une inspiration soudaine qui tombent du ciel. Je dois avouer que, quitte à casser cette illusion sur le génie inspiré dont les idées de création sortent de nulle part sans labeur, la plupart du temps – en tous cas me concernant – mes dessins sont le fruit d’un travail de recherche acharné, de documentation, de construction et de réflexion.

 

Mais en de rares occasions, les Dieux et Déesses de la Création se fendent d’une bouchée d’ambroisie et d’une goutte de nectar qui tombent et coulent pour se mouler directement entre les circonvolutions de mon cerveau ramolli et dérangé pour en faire jaillir une image qui prend forme à la lueur d’un éclair aveuglant. Dans ces cas, je n’ai plus qu’à me mettre à ma table à dessin et ma main travaille presque seule, indépendamment. Je n’ai qu’à laisser couler l’inspiration divine depuis ma tête jusqu’à mon épaule, puis le long de mon bras jusqu’à ma feuille de dessin : du bout de mes doigts, elle se répand comme une tâche et lentement prend forme pour se conformer au cliché qui s’est imposé à moi et révélé à mes yeux par un procédé alchimique dont je ne contrôle ni les ingrédients ni la recette.

 

C’est ainsi qu’est apparu ce dessin, soudainement et sans crier gare : j’étais mollement adossé au mur d’un bar de la Croix-Rousse, à Lyon, en train de siroter un énième verre de blanc, à moins que ce fut une vodka pomme – à l’époque, il y a plus de vingt ans, c’était à la mode. C’était la fin de soirée, à l’heure où le barman sonne la cloche du dernier verre et que les gens ivres et en détresse se mettent à brailler de désespoir.

 

Un aperçu du dessin original "L'Ennui" que j'ai mis des jours et des jours à compléter et finir : l'image première s'est révélée en moi en un flash, l'exécution a été bien plus longue.

Méfiez-vous de la passion des petits traits : on passe son temps à en faire, à gratter à longueur de journées, puis on se réveille un matin, et sans s'en rendre compte, une vie entière est passée.


 

Pourtant des établissements de nuit pour poursuivre la tournée des bars pullulaient sur la colline mais l’alcool a tendance à réduire l’univers du buveur en un étroit tunnel où seuls existent l’espace et le temps immédiat : je me souviens par exemple d’un jour où, après un « happy-hour » fortement arrosé, je suis resté enfermé pendant un quart d’heure dans les toilettes de l’École d’Architecture de Lyon où je prenais des cours, ne trouvant plus la sortie. Après avoir utilisé la cuvette, au lieu de faire un demi-tour pour me retrouver face à la porte qui aurait assuré ma délivrance, je n’avais fait qu’un quart de tour pour me retrouver face à un mur lisse, sans verrou ni gonds. Accroché à la barre handicapé que je prenais pour la poignée de porte, j’avais tambouriné la paroi pendant un long moment en glapissant fébrilement, pensant être tombé dans un univers parallèle, enfermé dans une cabine hermétique, piégé de manière surnaturelle et machiavélique, me croyant dans une aventure digne d’un épisode de la « 4e Dimension ». Quand dans un éclair de lucidité je me suis enfin rendu compte de ma grossière erreur en réussissant à tourner la tête de quelques degrés pour apercevoir la porte, j’ai pu m’éjecter de la maléfique cabine et je me suis retrouvé face un groupe de femmes inquiètes et apeurées qui se tenaient coude à coude en guettant le dément vociférant qui surgirait de là. Je vous rassure, je suis resté digne et j’ai fait comme si de rien n’était, comme si je n’avais paniqué en rien, et je suis parti en les mouchant de mon indifférence titubante.

 

Revenons à mon bar, à mes amis ivres autant que moi, aux clameurs qui montaient alors que le barman annonçait la fin du monde éthylique : je me vois tanguer sur place sans avoir pris de cours de danse, à regarder cette scène, et soudainement envahi par un profond malaise : une vision s’était glissée profondément en moi, le Diable en personne avait surgi des profondeurs des abîmes où il se terrait pour apparaître devant mes yeux sous les traits de la Mort, un spectre dégingandé et nonchalant, presque sympathique avec son chapeau feutre et son trench. Mais je ne m’y fiai guère : je savais ce qu’il était venu faire. Il était là pour faucher ces têtes emplies d’éthylène. Il se préparait à les emmener vers une mort temporaire en les détachant pour un moment de leurs souffrances et de leurs tourments, en leur faisant oublier leur ennui devant la vie qui n’est que vacuité et désespoir.

 

J’appartiens à la catégorie des personnes qui oublient facilement : deux-trois verres et c’en est fini pour ma part, vous pouvez me raconter votre histoire de vie et je vous écouterai sagement comme si tous mes neurones étaient alignés, je vous répondrai même avec un brin d’intelligence comme si j’étais sobre, je vous ferai croire et je me ferai croire aussi que tout ce qui s’est dit autour de la table s’est gravé dans le marbre de ma cervelle spongieuse. Je repartirai de là, le dos droit et l’œil affirmé, en faisant une promesse pour les jours à venir, en calant un rendez-vous prochain et pourtant le lendemain j’aurai tout oublié. Pas juste les détails, tout. Jusqu’au sujet même de nos conversations, jusqu’à la personne avec qui j’aurai discuté pendant deux heures : un trou noir aura englouti la totalité de la soirée, des conversations, des gens, des lieux, l’univers entier même ! Les astrophysiciens placent les trous noirs à des millions et des millions de kilomètres de notre galaxie alors qu’il en existe un ici-même sur Terre !

 

Pourtant ce soir-là, je suis revenu habité par cette vision, gravée en moi, indélébile. Le lendemain, moment fatidique de la remise à zéro, du « reset » de mon disque dur, le dessin était toujours présent, évident, net et clair. Je n’ai même pas eu besoin de faire la mise sur papier immédiatement, tellement cette image était inscrite en moi. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard que je me suis attelé à la tâche, en Turquie, chez mes parents. Moi qui aime dessiner dans la quiétude de ma grotte, loin du regard des gens, dans un silence religieux qui ne sera uniquement perturbé que par une douce musique metal, je me suis mis à croquer et à mettre sur papier le dessin incarné en moi alors que la femme de ménage passait l’aspirateur tout près et que ma mère faisait mille allers-retours depuis la cuisine pour me poser tout autant de questions – d’une importance primordiale, cela va de soi. Le croquis achevé, j’ai attaqué le dessin final, que j’ai tout de même mis plusieurs jours à aboutir : comme toujours j’arrive en dernier dans une course aux escargots.

 

Un dessin était né ! Et ce dessin m’a accompagné pendant longtemps. Les têtes de morts ont toujours été en vogue parmi les fans de gothique qui aiment les morbides pique-niques dans les cimetières abandonnés aux tombes écroulées et envahies par le lichen. Cette illustration a eu un destin brillant – à sa très modeste échelle – étant publiée dans des fanzines, demandée pour de petites revues, elle a été utilisée pour orner aussi des affiches d’exposition tant son impact visuel était fort. Je raconte tout ceci comme l’histoire de l’ascension vertigineuse d’une star de la télé-réalité : vous vous doutez bien entendu que la chute promise depuis les étoiles du firmament n’en sera que plus dure !

 

L’un des moments glorieux de ce dessin aura été quand il a été imprimé par ce cher ami Pakito des éditions phocéennes du Dernier Cri, la plus punk des maisons d’éditions dont le but est de vous faire « vomir des yeux » (leur slogan officiel !), spécialisée tout particulièrement dans la sérigraphie. On venait tout juste de prendre contact virtuellement et on discutait de possibles collaborations quand je lui ai montré cette image, et il fut de suite partant pour l’éditer en affiche. Je lui ai donc envoyé le fichier du dessin en noir et blanc. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un rouleau par la poste : j’ai défait le paquet avec fébrilité et hâte pour découvrir mon dessin imprimé en grand format. J’ai déroulé le lot de papier pour tomber sur une affiche... en couleur ! Et pas n’importe quelles couleurs, des tons acidulés et agressifs qui sont la marque de fabrique de la maison d’édition, allant du jaune citron au vert pomme en passant par un magenta sanguinolent digne d’un giallo de premier choix. Au début un peu interloqué – car je m’attendais vraiment à recevoir une affiche noir et blanc comme le dessin – j’ai très vite adopté cette réappropriation et revisitation réussie. D’ailleurs, preuve de la mutation, le dessin original s’appelait « L’ennui », la version en affiche avait été renommée « Istambulbar ».

 

Voici une photo de l'affiche "Istambulbar" toute en couleurs, éditée par les éditions Le Dernier Cri (Marseille).

Un grand format ( 70 x 100 cm) pour vous en mettre pleins les yeux et accessoirement les faire "vomir", désormais indisponible...

(photo tirée du site du Dernier Cri et ce sans autorisation)


 

Mais le propre de la sérigraphie étant de produire des séries limitées – cette affiche était imprimée à cent exemplaires – assez rapidement le stock a été épuisé et ceux et celles qui possèdent un exemplaire peuvent désormais se targuer d’avoir un collector.

 

J’ai au fil du temps développé une certaine forme d’attachement toute particulière avec ce dessin qui m’a comme je le disais suivi tout au long d’années où je continuais à produire régulièrement des illustrations pour des livres jeunesse, des articles de presse, des couvertures de livre... Et pourtant, pas très fétichiste de mes propres créations – je n’ai aucun mal à me séparer d’elles une fois qu’elles ont servi pour une édition ou une exposition – ce dessin a été le seul que je me suis réservé : accroché chez moi, il ne serait jamais en vente. Contrairement à tout le reste – mes dessins, mes illustrations, mes planches de bandes-dessinées, mes croquis et y compris mon propre corps – je suis prêt à tout vendre, mais j’avais pris la ferme décision que « L’Ennui » de son premier nom en serait exclu. Et c’est ainsi qu’il en a été pendant plusieurs années, jusqu’à ce que Pakito m’invite à lui envoyer des originaux pour la grosse exposition qu’il comptait organiser à Marseille pour fêter les vingt ans – je ne suis pas sûr du nombre d’années – de la maison d’édition. J’avais bien d’autres dessins qui avaient servi à orner diverses productions du Dernier Cri et que j’ai mises de côté pour les envoyer. J’ai beaucoup hésité à décrocher « L’Ennui » de son mur et à le décadrer pour l’inclure dans le colis. Après mûre réflexion, j’ai finalement décidé que ce dessin devait faire partie de l’exposition.

 

J’ai donc fait un colis réunissant ce dessin et les autres que j’ai envoyé par la poste et je ne m’en suis plus soucié. Quelques temps après, j’ai reçu un mail d’un lycée à Feurs où j’avais monté une exposition de mes dessins quelques années plus tôt. Ils avaient reçu un colis avec quelques uns de mes dessins et sans un mot. Il se trouvait que c’étaient tous les dessins sauf « L’Ennui » envoyés à Marseille et que j’avais mis dans une enveloppe séparée avant de les placer dans le colis. Une vieille enveloppe récupérée à mon atelier, sur laquelle figurait l’adresse du lycée. Le mystère demeure entier sur ce qui s’est passé réellement, les suppositions et théories vont bon train : probablement le colis a été ouvert, « L’Ennui » a été soustrait de celui-ci, l’enveloppe avec l’adresse du lycée de Feurs contenant les autres dessins s’est retrouvée orpheline et quelqu’un l’a fait suivre à l’adresse figurant sur celle-ci... Le résultat est que « L’Ennui » est perdu, probablement volé. Heureusement pour moi, le reste a été retrouvé et m’est parvenu sans dommages.

 

Suite de l’affaire : incompréhension, frustration, tristesse et colère – l’on sait combien je suis émotif, combien je peux être colérique et dans quelle mesure ma furie peut être explosive. Le seul dessin que je voulais préserver et garder pour moi était perdu ! Je vous épargne les détails administratifs, les allers-retours de courriers pour mes démarches et le montant de la ridicule indemnisation. Le dépôt de plainte n’a bien entendu abouti à rien, à part un appel d’une fonctionnaire du service des objets d’arts volés du Ministère de la Culture pour me poser quelques questions et me dire que mon dessin dérobé faisait désormais partie d’un fichier international. Je me suis pour un temps imaginé des détectives chevronnés qui pistaient les traces de mon dessin sur les lieux du vol puis j’ai abandonné tout espoir en me disant que j’avais regardé trop de polars ineptes.

 

Inspiré par les grands peintres qui font des copies de leurs propres tableaux, j’ai décidé alors que je ferai pareil : j’ai donc refait le dessin, en plus grand. Est-il meilleur, c’est une autre question. Rien ne peut égaler l’énergie primitive et l’impulsion première. Toujours est-il que la copie a le don d’exister et qu’il a été l’origine et l’instigateur d’une série de 20 dessins cauchemardesques – voire horrifiques. Cette série a été imprimée en sérigraphie sous la forme d’un portfolio – dont le prix est aussi géant que son format – au doux nom caressant et à l’orthographe turco-scandinave de « Fissüre » aux éditions du Dernier Cri : la boucle est presque bouclée.

 

"L'Ennui 2 - Le Retour", un remake plus de vingt ans après la première version de l'image et à droite la couverture du portfolio qui réunit les vingt dessins de la série "Fissüre".

Cliquez ici pour voir le reste des dessins.


 

J’ai voulu tout de même donner une dernière parcelle d’existence à « L’Ennui » et lui rendre un ultime hommage. Auparavant j’avais fait tirer une version numérique du dessin en affiche noir et blanc mais qui ne me satisfaisait pas pleinement. Ça faisait un peu cheap face à une affiche en sérigraphie sur du très beau papier épais et réconfortant. On aime le luxe ou on le quitte. Les personnes que je pouvais croiser lors d’expositions et de salons de micro-édition me demandaient, me suppliaient, me bousculaient, me tançaient – en me regardant fixement droit dans les yeux – pour m’intimer d’en refaire une édition en sérigraphie.

 

Qui suis-je pour ne pas me plier à ce genre de souhaits ?

 

Voici donc une ultime version de ce dessin – « L’Ennui », perdu à jamais mais toujours dans nos cœurs – imprimé en sérigraphie par Olivier Bral avec tout le soin qu’on lui connaît, édition érotico-lyonnaise limitée à 69 exemplaires !

 

Cet hommage post-mortem, cette mise en bière, cette oraison funèbre est disponible dès à présent sur mon site jusqu’à épuisement (si vous avez lu cette missive jusqu’au bout, c'est l'état dans lequel vous devez être).

 

La photo de l'affiche imprimée par Olivier Bral ne rend pas justice à la qualité de la sérigraphie et au travail soigné de notre artisan-imprimeur dont je ne peux que louer les qualités et la précision qui confine à une perfection obstinée : vous l'aurez compris, mieux vaut voir l'affiche en vrai.

Elle est disponible dans ma boutique et vous pouvez y accéder en cliquant sur l'image !