Le Rêve Assassin

J’ai tué un homme hier soir. Ou plutôt, je l’avais déjà tué au couteau dans un rêve précédent. C’était chez lui, dans un vieil appartement sombre et décrépi, aux nombreuses pièces qui se sont démultipliées dans mon songe. Je crois que je l’avais couché sur une table -peut-être de repassage-, car c’était une sorte de buanderie ou un débarras, et j’avais glissé le long couteau de cuisine -qui était apparu au creux de ma main- dans le coeur de ce vieil homme qui portait un costume noir, défraîchi et passé de mode. Il n’avait pas protesté et ne s’était pas défendu, je crois qu’il avait juste regardé avec des yeux un peu tristes et résignés.
Un peu comme cet agneau que j’avais vu se faire égorger dans le jardin de notre maison de vacances, par le boucher commandité à l’occasion de la fête du sacrifice par mes grands-parents. J’ai le souvenir de cet agneau qu’on avait nourri pendant plusieurs semaines et qui faisait de petites crottes autour de l’arbre auquel il était attaché. Il bêlait la nuit alors que le vent faisait chanter les branches et les fils électriques. J’avais presque été soulagé avec l’arrivée du jour fatidique, quand le boucher lui avait tranché la gorge d’un seul mouvement après l’avoir calmé de ses caresses et prières. Désormais il ne me réveillerait plus au milieu de la nuit noire avec ses cris.
J’avais donc tué cet homme et bien que je n’avais aucun sentiment de culpabilité dans ce nouveau rêve, j’étais un peu inquiet de voir débarquer mes parents. Que venaient-ils faire dans cet appartement qui ne correspond aucunement à leur sens de l’ordre et du propre. Néanmoins, ils rangeaient des affaires -peut-être des courses- comme s’ils étaient chez eux. Je n’avais pas envie qu’ils aillent dans le débarras où j’avais tué cet homme. Est-ce que je m’interposais sur leur chemin de manière à leur barrer la route quand ils faisaient mine d’aller dans la direction de cette pièce ? Ils étaient particulièrement curieux et fouineurs. Je n’arrivais plus à me souvenirs de ce que j’avais pu faire du cadavre, était-il toujours derrière cette porte, dans l’obscurité de cette pièce, en train de pourrir gentiment ? J’imaginais déjà avec effroi la porte poussée par mes parents, un rai de lumière qui surgissait sur le sol par la porte entrebâillée et qui courrait jusqu’à l’homme, lui éclairant son visage blafard et hagard, ses yeux révulsés, sa bouche tordue d’où coulait un filet de sang. Un classique de l’horreur.
Mais non, tout cela n’arriverait pas, je me rassurais en transpirant au fond de la nuit noire. Car je me souvenais clairement avoir jeté le pistolet avec lequel je l’avais tué. Il y avait une rivière en contrebas de l’immeuble qui est à flanc de la colline qui la surplombe. Je me voyais sur l’antique pont qui enjambe l’eau. J’avais essuyé le pistolet avec un chiffon blanc pour effacer mes empreintes, tel que j’avais vu faire tant de fois dans des polars américains. Non la police ne m’aurait pas. Même si j’avais l’impression qu’ils étaient déjà en train de fureter à droite à gauche, dans les sombres recoins de mon imagination. Et puis même si je ne me souvenais plus l’avoir fait, j’avais bien dû me débrouiller pour faire disparaître le cadavre de l’homme que j’avais tué. Sinon serait-ce logique de me débarrasser de l’arme du crime mais de laisser le corps sur place ? Ça se trouve, en ouvrant la porte du débarras obscur, je ne verrais que des meubles branlants, des habits chiffonnés et sales, une vieille lampe cassée mais aucun corps compromettant.
Et puis je finissais par me soulager complètement. Si je me faisais rattraper par mon crime, il me faudrait assumer. Au final, mes parents et mon entourage seraient à même de comprendre que ce sont des choses qui arrivent et que ce n’est pas très grave dans le fond : je n’avais fait que tuer de sang-froid un pauvre hère sans aucune raison. Presque accidentellement. Pas même pour mon plaisir. Non, je l’avais fait juste comme ça, pour l’avoir fait, peut-être pour essayer, pour voir ce que ça fait de tuer quelqu’un, froidement. Un peu comme un enfant qui écrase des fourmis, arrache les pattes d’un criquet ou glisse des aiguilles dans l’abdomen d’un lézard. Il sait que ce n’est pas très gentil, mais il le fait quand même, car il a le pouvoir de le faire. Et il veut savoir ce que ça fait d’user de son pouvoir.
Comme cet enfant, je ne ressentais aucune culpabilité. J’avais fait ce que j’avais fait, j’avais fait ce que j’avais à faire, et je me convainquais même que je n’aurais en soi pas pu échapper à l’accomplissement de cet acte. Il fallait probablement que je le fasse, quoi qu’il en soit, tel était mon sort. C’était, pensais-je, presque comme si quelqu’un d’autre avait guidé ma main, je ne voulais pas vraiment le tuer -ou si peu-, c’était un acte involontaire en somme, un accident…
Mais comment raconter ça à la police et les convaincre de mon innocence ? Je les imaginais déjà en train de se moquer de ma déclaration naïve. Ma culpabilité était avérée. Mais qu’avais-je fait du cadavre ? L’arme je l’avais jetée pour sûr. Pourraient-ils la retrouver au fond du lac ? Je sentais l’étau se resserrer. Ils sont déjà en train de fureter dans l’appartement, ils savent tout, ils vont bientôt entrebâiller la porte du débarras, la porte de l’horreur…
Heureusement, en lieu et place de la porte de la chambre du crime, ce sont mes paupières qui finissent par s’ouvrir à la lumière du jour.


All copyright of images / texts / photos Emre Orhun